Pauvres créatures (Yórgos Lánthimos, 2023) est presque un film d’animation. D’abord dans le sens propre de l’animation : des choses vivantes, qui se meuvent ou sont mises en mouvement. Le film a comme protagoniste un être réanimé – le corps suicidé d’une femme plus le cerveau du fœtus qu’elle portait dans son ventre. Ce nouvel être, Bella Baxter, (ré)apprend alors à devenir femme par ses aventures dans le monde. Cet aspect anatomique et expérimental figure comme motif récurrent du film. Le scientifique qui a redonné vie à Bella, Godwin Baxter, lui-même a un corps cousu et grotesque après de multiples opérations ; des animaux chimères se promènent librement dans la maison ; on assiste aux cours d’anatomie à l’académie, et Bella devient docteur à la fin du film. Ces motifs s’accordent à l’expression du film, c’est-à-dire la découverte du corps féminin et physique à l’encontre d’un corps social et symbolique. Le plaisir corporel des organes doit s’absenter dans la bonne société, le corps féminin est façonné et exploité comme un objet à valeur matérielle, etc. Adapté d’un roman de 1992, c’est une énième variation du même thème, donc, qui remonte peut-être jusqu’à Manon Lescaut (de 1731). Est-ce pour cela que le film joue sur une esthétique rétrofuturiste ? Sous l’apparence spectaculaire d’un XIXe siècle, ce genre s’épuise-t-il peut-être ?
Ici arrive donc l’animation dans le sens du cinéma d’animation. Depuis Londres, Bella parcourt Lisbonne, traverse la mer Méditerranée, voit Alexandrie et arrive à Marseille. Mais comme le récit se déroule à la fin du XIXe siècle futuriste, ce ne sont pas des lieux réels filmés, mais des espaces faits des effets spéciaux numériques. Les nuages et les vagues ont des couleurs qui irradient, les bâtiments sont comme des labyrinthes futuro-baroques. C’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant chez Pauvres créatures. Cette esthétique d’animation numérique correspond au contenu du film, produisant une forme filmique comme un corps malléable et chimère, donnant un espace-temps étrange – Lánthimos, l’esprit expérimental à la Baxter, emploie d’ailleurs assez souvent l’objectif grand angle/fish-eye, qui distord l’image et l’espace ; il utilise le noir et blanc jusqu’à ce que Bella sorte de la maison Baxter, alignant l’expérience sensuelle de Bella avec l’expérience audiovisuelle. Néanmoins cette suture des formes reste un dilemme troublant, car une telle uchronie ou de telles utopies sont inadéquates face à la question du féminisme ou encore à la discussion des inégalités des classes (ceux qui souffrent dans un décor orange virtuel du port d’Alexandrie remplacent-ils la violence et la cruauté du réel ?). Ce n’est pas par hasard que, Hanna Schygulla, cette femme qui a connu la douleur historique sous la surface des formes chez Fassbinder, ne fait que courte apparition (en apportant du savoir à Bella, bien sûr), et disparaît vite et sans suite dans ce film.
Presque un film d’animation. Le film tourne autour de l’orgasme du clitoris, jusqu’à ce que le mari menace l’enlèvement de l’organe (et évidemment échoue), mais jamais cet organe n’apparaît dans un seul plan du film – là où Barbie (Greta Gerwig, 2023) ose au moins admettre que les poupées n’ont pas de sexe que la véritable connaissance commence en dehors du film (on finit avec Margot Robbie sur le point du rendez-vous au gynécologue), Pauvres créatures en parle sans cesse mais la censure est déjà faite. Le clitoris est obscène et n’existe pas. Le générique final restant sur les fresques ou parfois les décors aux formes des sexes, Lánthimos préfère le simulacre que la vie véritable.