Je ne savais pas l'intérêt que Varda portait pour la littérature avant ce film court ! "Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, / Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, / Est fait pour inspirer au poète un amour / Eternel et muet ainsi que la matière." (La Beauté, Baudelaire ) Cela me paraît compréhensible, puisque la poursuite pour le beau ou bien la Beauté pour dire des choses plus allégoriquement est identique chez ces deux artistes.
Mais ce qui me paraît intéressant, c'est que les images de beau chez eux sont foncièrement différentes. Baudelaire notait : « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. » Mais chez Varda, le beau est harmonieux d'une manière immanente : sa conception du beau est plutôt de la période de la Renaissance comme indiquent les statures de ce film : les controverses existent, mais pas d'une façon flagrante comme chez Baudelaire pour qui le beau n'est pas une présentation du beau mais un processus de devenir, grâce à la main du poète. Cela disant, le beau qu'il conçoit n'a pas droit d'être beau du langage courant dans sa matière brute, mais dans la tête réflexive du lecteur. Il a recours plus à la logique que Varda, ce qui fait, pour aller plus loin la différence entre l'art verbal et l'art visuel.
Ces différences n'empêchent pourtant pas que les deux grands esprits se rencontrent. Ce qui les unifie, c'est la fraîcheur de l'éthique et le renouvellement de l'esthétique. Baudelaire (1821-1867) est né cent ans avant Agnès Varda (1928-) , j'aurait donc toute raison de dire qu'ils appartiennent à des deux époques différentes en tout, d'autant plus que ces cent ans a connu des changements beaucoup plus profonds que toutes les centenaires avant. Baudelaire établit son réputation d'avant-garde en s'élevant contre les faux moraux, la vie bourgeoise en confort pourri et surtout contre le mariage de bonté superficielle et de réelle hypocrisie. Il s'y attaque avec la plus grande force dans une époque où la force d'un individu pouvait encore faire un changement, tout petit qu'il soit, dans la société. Il l'a fait et a bien réussi. Et Varda, hélas, vit dans une époque où la voix individuelle, surtout celle de l'artiste qui n'a ni d'argent ni de pouvoir matériel, ne fait plus de bruit sensible aux gens. Elle a fait son choix, inconsciemment sans doute, de raconter paisiblement des histoires, d'articuler des murmures du destin. Sa part de renouvellement se réside dans l'autre côté de Baudelaire : nous avons connu trop d'émotions excessive, trop d'exclamations : le rock & roll, le punk et quelques fois des intellectuels devenus fous. On n'y est plus sensible comme autrefois. On réclame une douceur ferme et une insistance sereine qui ne nous poussent pas, ne nous crie pas mais nous guident, en sachant son échec final malgré tout. Pas de jugement donc, puisqu'en le faisant, elle se regarderait dans le miroir : personne ne pouvant s'échapper le sort commun à tous.